Dans notre article comprendre facilement la CSRD, nous présentons les grandes mesures de cette réglementation européenne et les entreprises concernées. Néanmoins, il semble important de présenter les aspects de la CSRD qui peuvent susciter des critiques de la part des professionnels et de la société civile.
1. La technocratisation desservirait les fondements de la RSE
La CSRD de 2023 vient remplacer l’obligation pour les plus grosses entreprises de publier un rapport extra-financier, obligatoire en France depuis 2017 pour les chiffres d’affaires ou les bilans supérieurs à 100 millions d'euros et/ou une masse salariale excédant 500 collaborateurs. Cette ordonnance française adoptée l’été 2017 est venue transposer la directive RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) européenne.
L'objectif de la Déclaration de Performance Extra-financière - la DPEF – était d’obliger plus d’entreprises à publier leurs informations sur les données environnementales, sociales et de gouvernance tel que prévu par la réglementation depuis la loi Grenelle 2.
La CSRD et ses contraintes techniques adressées à certaines catégories d’entreprises semblent donc rétropédaler par rapport à la loi PACTE française de 2019. Cette loi ajoutait un alinéa à l’article 1833 du Code civil pour écrire simplement « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». La prise en considération de ces enjeux de façon universelle laissait penser un changement culturel profond sur ces questions sociétales.
Il est important de rappeler que les rapports extra-financiers, comme beaucoup de tendances économiques, viennent des Etats-Unis. L’ajout d’informations relatives à l’engagement sociétal avait déjà lieu dans les années 90 mais se popularise après la crise financière de 2007. Les directions américaines, très soucieuses de leur image car plus souvent cotées en bourse, veulent envoyer des messages rassurants, engageants pour se différencier de façon positive. Un héritage culturel moral qui démarre avec l’ère progressiste au début des années 1900 aux Etats-Unis et qui viendra nourrir les principes de la RSE anglo-saxonne tout au long du XXe siècle. Ces informations étaient basées sur du volontariat et reflétaient des intentions morales d’une firme aux valeurs internes fortes. Si leur but était de séduire, il n’était pas non plus question de prétendre. Avec les intrications économiques, ce postulat a évolué. Avec les enjeux économiques liés aux attentes sociétales, les intentions en matière de RSE sont dévoyées et de plus en plus perçues avec cynisme par les salariés.
Selon l’article du Harvard Business Review, 54% des dirigeants des sociétés cotées sont prêts à rogner sur leurs profits à court terme pour atteindre des objectifs durables. Seulement, 58% avouent que leur organisation ne saurait pas comment réussir. Le problème majeur étant : “l’absence de cohérence avec les parties prenantes externes et au sein de l’équipe managériale”.
L’accent mis sur des documentations techniques risque de détourner des fondamentaux de la RSE : à savoir trouver les moyens de convaincre et de mobiliser l’ensemble de son écosystème autour de ses objectifs de performance, qu’ils soient financiers ou durables.
2. La CSRD encouragerait le Greenwashing ?
Le rapport extra-financier arrivera en Europe 10 ans après. Le problème est qu'entre des mesures spontanées et la contrainte réglementaire, l’intention n’est pas la même. Pour résumer simplement : quel bouquet de fleurs serait le plus réussi, selon vous ? Celui qui viendrait d’une personne cherchant à faire plaisir, ou celui venant d’une personne forcée ?
Ces déclarations extra-financières censées initier des démarches RSE ne viennent plus d’une volonté coordonnée de la direction, mais en raison de la technicité, sont le fruit d’équipes comptables en interne ou de grands cabinets d’expertise et de conseil. Ces rapports obligatoires perdent leur substance, sont dénués de mesures impactantes ou d’initiatives engagées sincères. Plus redouté encore, cette technicité réglementaire sans avoir prévu les outils RSE, ni les compétences et encore moins l’appétence culturelle risque de pousser au greenwashing sans même s’en rendre compte.
Sans nécessaire préméditation, il est donc très possible que les équipes partagent de mauvaises informations ou ne mettent pas le curseur au bon endroit. Ce manque d’enthousiasme en dépit de la réglementation est repris par quelques chiffres remontés par le MEDEF national en collaboration avec EY et Deloitte. En 2023, sur 100 entreprises concernées par la DPEF et les conséquences de leurs activités sur la société :
- 69 entreprises ont publié UNIQUEMENT leur rapport de gestion
- 14 seulement ont mesuré leur impact sur le vivant (la double matérialité)
- 51 entreprises ont publié des objectifs sur leur volonté de rester sous les 1,5°de réchauffement
- 46 entreprises ont mesuré, quantifié les impacts des risques climatiques
- 53 ont publié les écarts des salaires hommes / femmes dans leur entreprise
- 8 entreprises ont comparé leurs salaires les plus bas aux salaires décents
- 13 entreprises ont étudié leur impact sur la biodiversité
- 1 entreprise seulement a travaillé sur sa chaîne de valeur
- 51 entreprises ont déclaré des objectifs sur la gestion de leurs déchets
- 30 se sont engagées sur la circularité des produits et/ou de leur packaging
- 30 ont publié des objectifs sur les achats de matières recyclées ou biosourcés
- 7 se sont engagées sur leur réduction d’utilisation des matières premières vierges
- 31 ont publié des objectifs pour réduire leur consommation d’eau
- Moins de 10 se sont engagées à réduire leurs formes de pollution (air, eau, sol, etc.)
Outre la compétence, le côté réglementaire et la bureaucratie semblent peser sur l’amélioration et l’innovation selon le Harvard Business Review. Avec ce nouveau rapport, bien plus contraignant en matière de rédaction, on est en droit de se poser la question de l’effet incitatif auprès des dirigeants d’entreprise. En effet, plusieurs redoutent que les sommes et le temps alloués à la rédaction de ces rapports viennent appauvrir les budgets dédiés aux initiatives réellement impactantes.
Par ailleurs, cette réglementation ne traite pas les dimensions humaines et culturelles de la gestion de projet : la vision, la quête de sens, le rôle de chacun, la communication, la cohésion et le respect.. Des aspects indispensables pour opérer un changement sociétal en profondeur, sans rupture.
3. Les difficultés de compréhension de la CSRD
La sobriété des informations disponibles sur l’encyclopédie en ligne contraste avec le site de l’EFRAG. Le site, exclusivement en anglais, présente un dédale de pages mal indexées, mal nommées ou qui ne fonctionnent pas. Pour préparer l’article sur la CSRD, il a fallu des jours de navigation à travers les pdf, les textes de loi, les versions préliminaires, les communiqués… En termes de référencement ; impossible pour Google d’y voir clair non plus.
Nous sommes loin de la fameuse phrase de Boileau « Ce que l'on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». En dehors de l’anarchie organisationnelle du site internet, l’autre défi consiste à décortiquer la prose juridique et comptable pour en extraire la substantifique moelle.
Étant donné les enjeux et les financements, il semble difficile de croire que l’EFRAG n’ait pas fait appel à une entreprise de communication ou même à un stagiaire pour fluidifier la navigation et faciliter la lisibilité. L’information est bel et bien cachée. Les newsletters n’aident pas. Des mails arrivent quotidiennement pour signaler tout et rien. Il devient quasiment impossible de déchiffrer les obligations de reporting sans l’aide d’un contact auprès de l’un de ces cabinets d’audit. Car heureusement, ces derniers disposent de documents en interne rendant la compréhension plus évidente.
4. L’origine de la CSRD et l’expertise des grands cabinets comptables
Les DPEF étaient souvent rédigées par les « Big Four », ces 4 grands cabinets d’audit et de conseils qui facturent ces services des dizaines de milliers d’euros aux entreprises. Alors que la RSE venait de l’impulsion des dirigeants, elle est progressivement devenue la responsabilité des comptables mandatés. Avec toute la bonne volonté du monde, il est difficile pour ces experts d’avoir de l’influence sur les stratégies d’entreprise. Étant donné le caractère relativement récent de la discipline RSE en France, il serait même illusoire d’attendre d’eux les compétences enseignées tout juste dans les écoles de développement durable.
Depuis la CSRD, les Commissaires aux comptes et les ETI en charge de relire ces DPEF sont tenus de se former sur la transition. Mais qu’en est-il des personnes qui les rédigent ?
Il semble important de rappeler que l’entité chargée de la CSRD est l’EFRAG : le European Financial Reporting Advisory Group - Groupe européen conseillant sur le reporting financier. Le Président de l’EFRAG, Patrick de Cambourg, est aussi l’ancien dirigeant de Mazars, 5ème cabinet de conseil après EY, Deloitte, KPMG et PWC (“Big Four”).
La composition du comité technique de l’EFRAG préparant les textes de loi reflète particulièrement cette intrication du monde comptable dans les sujets de durabilité. Tous viennent des grands cabinets d’audit et de conseil. Alors que la RSE fait l’apologie de la diversité dans la performance, il aurait été sans doute intéressant de faire intervenir des profils variés sur ces sujets qui nous concernent tous.
Les pages concernant l’EFRAG changent à mesure que les informations évoluent. Néanmoins, lors des recherches sur la CSRD, nous avions demandé par curiosité à chat GPT 3.5 qui avait financé l’EFRAG pour leur travail règlementaire auprès de la Commission Européenne. Les données accessibles à chat GPT (datant de plus de 2 ans) voici la réponse que nous avions eue :
"L'EFRAG, acronyme pour "European Financial Reporting Advisory Group" est financé par des contributions volontaires de plusieurs entités, notamment des entreprises européennes cotées en bourse, des cabinets d'audit, des associations professionnelles, et d'autres parties prenantes du domaine financier. Ces contributions financières permettent à l'EFRAG de mener ses activités liées à l'élaboration et à l'évaluation des normes IFRS (International Financial Reporting Standards) au niveau européen."
Les pages Wikipédia françaises et anglaises apportent peu d’éléments, en dépit d’une existence datant de plusieurs années.
Si on peut reprocher ce manque de transparence, en matière de RSE il est intéressant de se pencher sur cette approche. L’idée que les « Big Four » se soient créé leur propre marché du rapport extra-financier tout en contraignant les entreprises à mettre en place des mesures strictes pour le bien des futures générations est bien un mécanisme « gagnant-gagnant » comme les fondements de la RSE le prévoient. Un moyen d’anticiper la perte du chiffre d’affaires liée à l’automatisation de la comptabilité. Néanmoins, on peut se poser la question de l’impact de cette approche pour le bien commun : cette méthodologie éloigne du principe de la RSE qui repose sur le bon sens et les valeurs morales universelles.
Des mesures aussi lourdes administrativement peuvent risquer de braquer et de grossir les rangs des 43% de climatosceptiques en France. Sans compter sur l’absence de réelles sanctions.
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Le saviez-vous ? L’ère progressiste a insufflé une moralité dans les affaires après l’émergence fulgurante d’une classe de millionnaires. Des hommes d’affaires partis de rien comme John Rockefeller, Andrew Carnegie ou Henry Ford se mettent à gagner des sommes jamais égalées. Pourtant, ils finiront par donner des fortunes aux universités, bibliothèques et hôpitaux car le « millionnaire doit utiliser sa fortune utilement ». Une série de documentaires d’ARTE : Le capitalisme aux Etats-Unis : le culte de la richesse 1/3 explique cette époque. Une imprégnation culturelle qui aura certainement influencé Bill Gates à léguer à terme toute sa fortune et Jeff Bezos à faire don de quelques milliards.
Le saviez-vous ? La période pré-progressiste permet l’intrication des milieux d’affaires dans la sphère politique et légale. Rockefeller était lui-même particulièrement impliqué dans l’adoption des lois. C’est lui qui a fait voter les 60% de réduction d'impôt sur les donations. Il a fallu que la presse américaine (les “Muckrakers”) se mette à dénoncer les malversations et abus des ultra-riches pour réveiller les travailleurs américains, vivant dans des conditions insalubres. Leur inspiration va venir de mesures socialistes allemandes des années 1880. Le pays alors divisé par des tensions sociales (racisme, immigration, pauvreté, etc.) a du s’organiser et s’unir autour de valeurs universelles communes pour se faire élire en politique et influencer l’engagement et la philanthropie de ces hommes d’affaires.
Le saviez-vous ? Les progressistes ont réussi à faire voter une loi fédérale en 1938 interdisant d'employer des mineurs de moins de 14 ans. En dessous de 16 ans, le travail ne devait pas être dangereux et les horaires limités. En France, le cadre juridique n’est pas clair. Une loi de 1841 encadrait le travail des enfants ; les lois Jules Ferry sur l’obligation d’aller à l’école jusqu'à 13 ans a fortement diminué cette pratique mais il semble que ce soit la convention 138 de l'OIT, adoptée en 1973, qui se soit substituée aux textes antérieurs en prévoyant qu'aucun enfant ne puisse être employé avant l'âge de la fin de la scolarité obligatoire.