Il y a quelques mois, alors que je participais à une réunion entre professionnels engagés dans la RSE à Lyon, j’ai été surprise d’entendre les retours inflexibles de quelques personnes dans le groupe : “Mais bien sûr que c’est normal de piquer des concepts dans le business ! ” Je me suis donc interrogée sur la compatibilité de ce principe avec la RSE, en mobilisant mon réseau parmi les pays plus créatifs du monde - Suède, Etats-Unis et Angleterre - pour une vision internationale du débat.
1. La question de la moralité et du vol d’idée
En France, la majorité des réponses ce jour-là était : “Si ça marche pour les autres, pourquoi se casser la tête : autant reproduire, je ne vais pas réinventer la roue ”. Il semblait y avoir une certaine fierté bleu-blanc-rouge à dupliquer une idée ou un concept de façon générale : “la concurrence est saine”.
Quand j’ai suggéré des risques en matière d'éthique dans cette approche, j’aurais aussi bien pu parler chinois. Ceux qui défendaient l’idée de “piquer des savoir-faire” semblaient in fine suggérer que cette notion n’avait pas de lien avec la morale.
Curieuse, j’ai donc posé la question à une vingtaine d’anciens collègues principalement Américains et Anglais. Dans le panel, également quelques Suédois. La question était simple : “Copierez-vous ou voleriez-vous un concept s’il y avait de l’argent à se faire? ” Réponse sans équivoque : plusieurs “non ” francs et directs - essentiellement américains. Quand je leur ai demandé de justifier cette réponse, les premières raisons évoquées étaient “c’est amoral ”. La notion de moralité diffère donc de pays en pays, mais jusqu’ici, rien de nouveau.
En revanche, d’autres arguments ont été rapidement donnés: “ça ruinerait ma réputation et donc personne ne ferait confiance derrière” ; “ça montrerait mon incapacité professionnelle à trouver des solutions par moi-même”.
S’il y a une différence culturelle, il est important de rappeler que juridiquement le droit français qualifie également le vol de propriété intellectuelle comme “le vol d’une idée, d’une expression créative ou d’une invention par une personne ou une entreprise” et que cela constitue un délit.
En matière de RSE, la pyramide de Archie B Carroll de 1979 rappelle l’importance de respecter le droit en vigueur. Si le droit a des lacunes, une entreprise responsable doit ensuite se référer à l'éthique. Du point de vue théorique, les fondements de la RSE et le principe de copier une ou plusieurs idées ne sont donc pas compatibles. Mais qu'en est-il de la pratique ?
2. Le risque d’un comportement grégaire dans le cadre d’une démarche RSE
Tous les jours, je vois sur LinkedIn des copiés-collés de démarches RSE : une entreprise fait un marathon pour une œuvre caritative : toutes les entreprises se mettent à courir pour soutenir une cause. Une entreprise se met à planter des arbres, toutes les entreprises se mettent à planter des arbres. Une entreprise a organisé une fresque, toutes les entreprises veulent organiser des fresques. Et même les créateurs de fresques se copient entre eux puisqu’à l’heure actuelle, on en compterait plus de 180 sur les thématiques de développement durable.
Impossible de distinguer une entreprise d’une autre par sa stratégie et sa communication RSE
De l’autre côté de l’Atlantique, les directions sont en quête de nouveauté, d’originalité. En particulier en termes d’image. Pour qu’une campagne soit réussie, il faut qu’elle dénote, qu’elle se distingue de la concurrence. La RSE, qui reprend des codes stratégiques et marketing, ne fait pas exception.
On cherche une approche sociétale qui marque les esprits, en plus de servir ses affaires. Parmi les exemples de positionnement RSE qui ont fait mouche, on peut citer la publicité de Patagonia: Don’t buy this jacket. Elle vient adresser les pollutions de l’industrie textile dans une volonté de rassurer ses clients, amoureux de la nature. Cette campagne, risquée, a réussi à relancer les ventes de la marque en passant d’une croissance stable de 500M de CA en 2011 à 1,5 Mrd en 2017.
On peut aussi mentionner les campagnes de P&G lors des JO. S’ils sont loin d’être exemplaires en matière de stratégie RSE, ils marquent les esprits en rappelant largement le rôle des mères dans la réussite des athlètes. Un moyen de mettre un coup de projecteur sur un rôle souvent dévalorisé en société. Les mères sont celles qui font les courses et achètent leurs produits. Pour la corporation, c’était l’occasion de retenir leur attention et de les fidéliser.
Enfin, on peut féliciter l’audace de Google qui a publiquement soutenu la Gay Pride, partout dans le monde par le biais de ses services numériques. Google agit depuis sa création pour l’inclusion et la collaboration dans ses équipes : un moyen pour la marque de garantir une créativité au service de fonctionnalités innovantes.
3. La créativité est source de croissance pour une entreprise, tout comme le principe fondamental de la RSE
Dans un article de Forbes qui reprend l’étude conjointe entre le Harvard Business Review et Canva, 96% des personnes interrogées déclarent que “les idées créatives sont indispensables pour le succès et la performance à long terme d’une entreprise”.
Un autre article du Harvard Business Review va plus loin dans l’importance d’avoir une stratégie RSE unique : "Une stratégie RSE avec des objectifs clairs peut aider les entreprises à relever le défi de voir plus grand et d’en faire plus, tout en renforçant leurs liens avec les parties prenantes. Cependant, les objectifs en matière de RSE ne sont pas une proposition unique. Les objectifs d'une grande chaîne de magasins peuvent être très différents de ceux d'une petite entreprise de logiciels. L'essentiel est de définir un ensemble d'objectifs ancrés dans la marque, la stratégie commerciale et la culture de l’entreprise. Vous augmenterez ainsi vos chances de réussite. Si vous n'adoptez pas une stratégie qui semble authentique, vous risquez d'être accusé de greenwashing […] vous risquez de perdre en crédibilité et la confiance du public”.
4. Copier une idée peut-il faire gagner du temps pour améliorer la performance ?
En 2015, le média français Capital publiait Création d'entreprise : copier une idée, ça peut payer. En regardant de près les exemples cités (Viadeo, PriceMinister, Quick, A little Market, etc.) toutes les marques félicitées en 2015 pour avoir copié des concepts américains ont aujourd’hui fermé ou sont bien loin derrière l’original. D’un point de vue de performance durable : on repassera.
L'argument que la concurrence peut stimuler la créativité est envisageable. C’était le pari de Samsung face à Apple. Beaucoup d’utilisateurs estiment que l’interface d’Android et son système ouvert surpassent celui d’IOS. Pourtant, les ventes d’Iphone restent bien supérieures à celles de Samsung. Tout comme Coca-Cola vendra toujours bien plus que Pepsi et McDonald se sera jamais dépassé par Burger King.
5. Le vol d’idées prouve l'incapacité à résoudre un problème
Pour revenir aux justifications données par mon panel informel d’étrangers interrogés sur la question du vol d’idée, un article reprend leur intuition : “(le vol d’idées) démontre un manque d’originalité, un dédain à se relever les manches pour innover et une déficience d’intégrité morale. Par ailleurs, cela indique une pensée orientée vers les raccourcis et les gains faciles plutôt que l’impact durable et les progrès authentiques.”
Juan, diplomé de Columbia, a notamment répondu : “Si je vole des idées, c’est que je suis incapable d’en avoir par moi-même ; que je ne suis pas vraiment qualifié ni interessé par le sujet. Quelle crédibilité ou expertise professionnelle pourrais-je avoir ? ”
En effet, pour ce panel, outre l’aspect moral, voler un concept témoigne d’un manque de qualification ou de connaissances. Et c’est peut-être l’une des raisons qui expliquent l’effet grégaire en matière de RSE en France : beaucoup d’acteurs du domaine ne sont pas encore correctement formés à la RSE. En face, ces principes sont étudiés dans les universités anglo-saxonnes depuis des décennies.
6. La RSE demande d’innover et une analyse multi-axiale, le fameux “global picture”
La capacité d’innover et de se différencier dans les affaires sont des principes dans lesquels les français ne se retrouvent pas toujours. Selon le World Economic Forum, la France se classe au 16e rang des pays les plus créatifs. Les études montrent également que les Français, comme les Allemands, sont connus pour leur aversion au risque quand les Américains et les Anglais se lancent plus volontiers vers l’inconnu.
James, business analyste à Londres m’a répondu : “Outre le côté éthique condamnable, quand on crée un concept, c’est qu’on a identifié un problème ou un besoin et que l’on a cherché une solution. On tâtonne, on réfléchit aux mécanismes, aux contraintes. La notion d’économie vient après et c’est souvent le problème des créateurs. Ceux qui volent des concepts sont motivés par le moyen de gagner de l’argent facilement.
Mais si je pars en voiture sur un terrain inconnu pour une durée inconnue, qui j’aimerais avoir avec moi ? La personne qui a conçu la voiture ou la personne qui l’a piquée et sait la commercialiser? La personne qui s'est approprié la voiture pourra jouer un mauvais tour à la première opportunité alors que l’autre peut m’aider à faire en sorte que la voiture avance toujours. Voilà pourquoi inconsciemment, je pense un client préférera toujours l’original ”.
En matière de RSE, il semblerait donc inutile de regarder ce que fait la concurrence et encore moins de la copier. Dans le meilleur des cas cela ne va pas apporter de valeur ajoutée, dans le pire des cas: cela peut vous desservir. Il est bien plus valorisant de réfléchir à une stratégie et à des solutions adaptées aux besoins de la structure et à ses parties prenantes.
Le saviez-vous ? L’approche parties prenantes de Rate A Company a été copiée par plusieurs acteurs de la finance en 2019, sans succès. Le “label RSE” de Positive W. fait partie des copycats en reprenant l’approche parties prenantes de RAC à laquelle il a agrégé les savoirs-faire d’autres labels RSE existants : les référentiels Bcorp, les visuels des labels RSE de l’Afnor, le principe de plateforme EcoVadis, etc.. L'assemblage des différents outils d'évaluation aurait pu être une bonne idée pour les entreprises et la marque a réussi à être promue très tôt dans un article de la BPI sous deux noms différents. Pourtant, cette marque qui vend “ le label RSE européen officiel made in France” a réussi le tour de force de ne pas répondre, en l'état, au principe de garantie des labels, à la réglementation française en la matière, et de pouvoir être remis en question pour des messages marketing trompeurs. En effet, les autorités – en particulier françaises – ont publiquement émis un avis défavorable à l'idée d'un label RSE généralisé européen. En raison du manque de maîtrise du sujet, ces acteurs de la RSE et leurs pratiques font potentiellement encourir un risque stratégique et réputationnel aux entreprises qui se laisseraient séduire. Ces défaillances contribuent également au cynisme grandissant dans cette discipline, desservant les ambitions de respect du vivant.
Le saviez-vous ? En 2022, une étude de Lillien M. Ellis doctorante à l'Université de Cornell montre que le vol d’idées en entreprise peut avoir des conséquences néfastes en interne et diminuer l’engagement des collaborateurs.
Voici les principes-clés de cette analyse :
- Les voleurs d’idées sont jugés plus sévèrement que les voleurs d’argent
- Le fait de récompenser en interne les voleurs de concepts conduit à des perceptions négatives
- Les gens sont moins enclins à proposer leur aide aux voleurs d’idées par rapport aux voleurs d’argent
- Quand les gens ont le choix, ils préfèrent travailler avec un voleur d’argent plutôt qu’un voleur d’idées
- Voler des idées créatives ont des conséquences plus graves que de voler des concepts pragmatiques.
- Afin de garder leur capacité à innover, cet article donne des pistes pour que les directions restent vigilantes au vol d’idées.