De nombreuses études économiques anglo-saxonnes soulignent l’importance d’engager les parties prenantes dans la stratégie RSE d’une entreprise. Les parties prenantes - « stakeholders » en anglais - sont définies comme « tout groupe ou personne étant impacté ou ayant des intérêts dans les activités de l’entreprise et qui peut influer directement sur les objectifs d’une organisation ». En anglais Stake signifiant « enjeux » ou « intérêt » et holders « porteurs ou détenteurs ».
1. Comprendre qui sont les parties prenantes d'une organisation
La définition nous fait comprendre que ceux qui sont directement impactés par l’entreprise sont donc : les investisseurs, les salariés, les clients mais aussi les fournisseurs et les sous-traitants. Pourtant, d’autres se sentent concernés par les activités de l’entreprise pour des raisons morales : les associations, ONG, les médias, les syndicats mais aussi les communautés locales.
Pour la majorité des économistes anglo-saxons modernes, engager ses parties prenantes dans sa stratégie est une condition sine qua non pour le succès d’une entreprise. Cette idée émerge dans les années 80 avec le livre de R. Edward Freeman, intitulé Strategic Management : A Stakeholder Approach, en français « La théorie des parties prenantes ». Sa théorie vient contrebalancer l’approche de Milton Friedman, fondateur du capitalisme moderne et de l’ultralibéralisme qui part du postulat que « l’entreprise ne doit se soucier que de ses actionnaires » et que l’État doit intervenir le minimum possible dans l’économie.
Freeman part du principe que le schéma archaïque où l’entrepreneur utilise ce qui est autour de lui, le transforme et le vend à sa porte est dépassé. Aujourd’hui, même une petite entreprise opère dans un environnement mondial et interconnecté par le biais d’internet et des réseaux sociaux. Il remarque que le manager est soumis à bien plus de contraintes qu’autrefois. Devant un monde qui change sans cesse et une concurrence qui se multiplie, un patron ou manager doit anticiper les changements culturels, juridiques, économiques, sociaux et environnementaux. Or, une personne seule ne peut plus maîtriser tous ces aspects.
Nous allons définir les grandes théories autour des parties prenantes, puis nous verrons à la fin une illustration simplifiée des gros avantages économiques que cette approche représente.
2. Comprendre le rôle des parties prenantes dans la réputation de l'entreprise
La première chose quand on parle de parties prenantes est de reconnaître leur influence dans la réputation de l’entreprise.
Un article détaillé du Harvard Business Review appelé Reputation and Its Risks, par Robert G. Eccles, Scott C. Newquist, Roland Schatz résume parfaitement la valeur de cette approche. L’article précise : « Les décideurs connaissent l’importance de la réputation de leur entreprise. Celles qui ont une très bonne réputation attirent les meilleurs candidats. Elles sont perçues comme générant plus de valeur, ce qui leur permet d’augmenter leurs prix. Leurs clients et leurs partenaires sont loyaux et achètent de plus larges gammes de produits et de services. Elles ont aussi une meilleure valorisation boursière. Par ailleurs, dans une économie où 70 à 80% de la valeur marchande vient de facteurs intangibles comme l’image de marque, le capital intellectuel et le goodwill, les organisations sont particulièrement vulnérables à tout ce qui peut nuire à leur réputation ».
Pour ce média de référence dans le monde anglo-saxon des affaires, la plupart des patrons échouerait en termes de gestion de réputation. Ces patrons ne réagiraient qu’en temps de crise mais en aucun cas ne mettraient en place une gestion des risques réputationnels.
« Gérer correctement son risque réputationnel veut dire admettre que la réputation est une question de perception. La réputation d’une entreprise est le fruit de la perception de ses parties prenantes : investisseurs, clients, fournisseurs, salariés, régulateurs, figures politiques, ONG, communautés locales sur des critères particuliers comme : la qualité du produit, la bonne gouvernance, les relations employé/employeur, le service-client, le capital intellectuel, la performance économique, la gestion des questions environnementales et sociétales. Une réputation forte et positive auprès de ses parties prenantes et à travers de multiples critères générera une solide réputation pour l’entreprise de manière générale ».
Le Harvard Business Review va plus loin et explique que si beaucoup de structures sont incapables de suivre les conseils et attentes de leurs parties prenantes, c’est parce qu’elles n’ont pas prévu de le faire dans leur fonctionnement.
Dans un monde idéal, les relations avec les investisseurs sont gérées par les DAF ou PDG, les clients seraient sollicités par des sondages marketing, les ressources humaines interrogeraient les salariés, le département Com gèrerait les médias, le département RSE s’occuperait des ONG et associations et le département légal surveillerait les évolutions en matière de lois et régulations. Le tout grâce à la coordination et les valeurs du dirigeant.
Le premier problème est que la plupart du temps, ces départements ne se parlent pas. Deuxièmement, une enquête a révélé que 84% des 269 managers interrogés sur ce problème (enquête - the Economist Intelligence Unit) pensent que la gestion de la réputation de l’entreprise revient au PDG seul. Or, on en revient au postulat de Freeman : un patron ne peut plus gérer seul tous ces paradigmes économiques qui évoluent en permanence.
Pour une entreprise, ne pas échanger régulièrement avec ses parties prenantes serait donc un handicap pour la réputation de l’entreprise. Cette notion est d’autant plus évidente quand on sait que la forme la plus effective de marketing de nos jours est le bouche-à-oreille ou le retour d’expérience. Or, ceux qui parlent le plus de vous sont ceux qui vous connaissent le mieux. Une raison de plus pour prendre soin de l’entourage professionnel qui devraient être vos premiers ambassadeurs.
Pour Ford, le rôle commercial des parties prenantes était évident ; ses employés et leurs familles étaient ses premiers consommateurs. On se demande bien comment cette valorisation de l’humain gravitant autour de l’entreprise a pu autant se dégrader ces dernières décennies.
La gestion de la réputation et la performance d’une marque par les parties prenantes est largement acquise par les spécialistes du monde des affaires. D’ailleurs, Interbrand, l’un des leaders mondiaux dans la gestion marketing, publie chaque année le classement des meilleures marques. Ils redéfinissent en permanence les critères qui permettent de juger de la qualité d’un nom* mais ceux-ci qui restent sont : la clarté de la mission et des valeurs de l’entreprise, l’engagement des parties prenantes, la réactivité et l’authenticité de la marque depuis sa création à aujourd’hui, le leadership pour prendre position et se distinguer de la concurrence et la capacité à engager ses parties prenantes dans sa vision.
La norme ISO 26,000, la référence en termes de RSE, prend également en compte la considération d’une entreprise pour les parties prenantes.
3. Engager ses parties dans ses objectifs de performance
Une fois que les parties prenantes et leur influence sur les activités de l’entreprise sont identifiés, l’entreprise doit organiser son plan de gestion des parties prenantes.
Le but est de préparer un plan de communication et d’action pour les engager, de façon personnalisée. Vous n’engagerez pas vos clients de la même façon que vous engagerez vos salariés, vos fournisseurs, vos partenaires ou encore les communautés locales et associations.
L’un des principaux auteurs scientifiques sur ce principe est Max Clarkson. Entre 1993 et 1998, 7 grands principes de gestion des parties prenantes ont été identifiés pour permettre à une entreprise de s’inscrire réellement dans une démarche RSE :
1. Le top management doit connaître et suivre de près les sujets qui concernent les parties prenantes et les incorporer directement dans leurs prises de décisions et leur stratégie de développement.
2. Le top management devrait avoir une écoute active des préoccupations de chaque partie prenante et communiquer avec elles ouvertement sur les sujets qui les préoccupent et sur leurs contributions au succès de l’entreprise.
3. Le top management doit adopter un mode d’action et un comportement qui respectent les opinions et les capacités propres de chaque partie prenante.
4. Le top management doit reconnaître l’interdépendance qu’il existe entre les efforts nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise et les richesses produites ; il doit tendre vers une meilleure répartition des richesses et prendre en compte les contraintes des différentes parties prenantes estimant les risques et les faiblesses.
5. Le top management doit travailler en coopération étroite avec les autres entités, qu’elles soient publiques ou privées, pour prévenir les risques et les dangers. Si le risque ne peut être évité, il doit être correctement dédommagé.
6. De façon générale, le top management doit éviter les activités qui remettent en question les droits de l’homme, inaliénables.
7. Le top management doit prendre conscience des conflits potentiels entre : a) leur rôle de business manager et b) leur devoir légal et devoir de moralité envers leurs parties prenantes et leurs intérêts. Ils doivent adresser ces conflits à travers une communication, un reporting ou un système de compensation qui, au besoin, peuvent être réalisés par une 3ème partie neutre.
Enfin, le Centre for Innovation in Management a résumé en 3 points l’intérêt d’engager ses parties prenantes :
#1 Ca booste l’innovation et donc l’avantage compétitif : en engageant ses parties prenantes, les organisations peuvent identifier de nouvelles opportunités d’affaires dans la mesure où la veille sur les nouvelles technologies, procédés et tendances est largement améliorée.
#2 Cela contribue au “Social Capital” d’une entreprise : ce concept et sa traduction trouvent difficilement leur place dans la langue française mais pour les anglo-saxons, le Social Capital représente les réseaux et interactions entre les gens qui vivent et travaillent dans une société commune et s’entraident pour obtenir des informations, des avantages ou des ressources.
#3 La gestion des risques : à une époque où les images peuvent faire le tour du monde en quelques minutes et détruire une réputation, l’engagement des parties prenantes permet d’anticiper les risques réels (défaillance) et réputationnels.
4. Exemple d'engagement des parties prenantes dans sa stratégie RSE
L’idée d’engager ses parties prenantes n’est pas évidente ? On va essayer de simplifier la littérature avec un exemple imagé d’un engagement des parties prenantes.
Imaginez que jusqu’à présent on vous payait pour marquer de beaux buts, c’est votre job dans le village. Vous avez un vieux ballon, vous nettoyez les gradins tous les matins et vous tirez. Subitement, votre village s’ouvre et vous avez d’autres joueurs qui arrivent d’ailleurs. Eux aussi veulent marquer des buts pour gagner leur vie. Certains ont des ballons bien plus sophistiqués, d’autres ont des tenues chatoyantes. D’autres, enfin, invitent l’employé de mairie au restaurant pour avoir les meilleurs horaires... L’argent du village n’a pas augmenté mais la concurrence est rude. Les joueurs, plus nombreux, tirent toute la journée, prennent des risques, abîment le terrain. Les vas-et-viens dans les gradins causent des accidents. On ne sait plus qui tire, le spectacle se détériore et abîme la pelouse, le bruit fatigue les riverains. Les buteurs s’empoignent parce qu’ils se marchent dessus. Une partie de votre audience se désintéresse du sport parce qu’elle n’aime pas ces valeurs. Votre secteur gagne de l’intérêt mais vous savez que ça ne va pas durer longtemps.
Maintenant, face à cette situation, vous avez le choix. Vous pouvez toujours décider de :
- Payer cher l’employé de Mairie en pot de vin pour qu’il interdise les autres joueurs (corruption) ;
- Trouer les ballons et percer les chaussures des autres joueurs en cachette (délit)
- Continuer à jouer malgré le changement d’environnement ; peut-être qu’une partie de votre ancien public vous sera fidèle malgré tout, et en espérant que dans 6 mois le terrain soit suffisamment en bon état pour que vous puissiez toujours le faire.
- Tirer le plus fort possible et tirer sans relâche jusqu'à l'épuisement pour devenir le meilleur buteur et gagner le plus d’argent, le plus rapidement possible avant de changer de métier.
L’idée de Freeman d’engager les parties prenantes dans votre succès pourrait se résumer dans les grandes lignes par cette approche : quand vous voyez les autres joueurs arriver, vous allez voir Roger qui travaille au bar du village et pour faire un deal qui vous arrangera tous les deux. Il va servir vos clients : il connaît bien les habitants du village, il saura très rapidement ce qu’ils veulent consommer et établir un lien. Ensuite, vous irez voir Sabine qui maîtrise bien l’hygiène et la sécurité, il va vous proposer de réorganiser des chemins dans les gradins et fluidifier le trafic pour éviter les accidents. Il va en profiter pour mettre des poubelles et gérer le problème de pollution. Paul est sellier dans le village. Vous allez le voir puisque depuis le temps que vous jouez au ballon, vous avez une idée de ce qui marcherait. Vous parlez à Paul pour dessiner un ballon 100% local et performant.
Bien sûr vous allez investir du temps et de l’argent. Vous prenez le risque que vos concurrents redoublent d’efforts pour marquer des buts entretemps. Et qu'ils utilisent ce que vous faites. Mais Roger, Sabine et Paul parlent de vous. Curieux, leur entourage vient voir votre jeu. Vous traitez bien le terrain, vous traitez bien leurs amis et comme ils collaborent avec vous, ils aiment ce que vous proposez. Roger, Sabine et Paul vous sont fidèles et font remonter les attentes des spectateurs et les attentes des autres riverains. Vous pouvez sans cesse améliorer l’offre et contribuer à la société. Vous proposez désormais une expérience complète et vous agissez de façon responsable pour la communauté.
Face à cet engouement pour les tirs au but, les médias scrutent les moindres faits et gestes : un nouveau sujet d’actualité est né. Ils cherchent à dénicher la faute. Comme tout le monde vous apprécie, gagne bien sa vie grâce à vous, que vous êtes toujours disponible et transparent lors de vos interviews, ils parlent de vous en bien et vous donnent encore plus de visibilité. Votre exposition médiatique fait de vous un représentant du secteur. Comme vous avez cette vision de l’intérêt commun et que jouez en équipe, vous essayez de trouver une solution pour que les nouveaux joueurs puissent aussi gagner leur vie et ne mettent pas en péril votre activité. Vous leur proposez donc de jouer à la balle avec vous : vous venez d’inventer le football.
Dans la vision de Freeman, il y a donc une approche philosophique et une notion de bénéfice commun durable inhérent à la RSE. Pour qu’un modèle s’exporte à l’international et dure dans le temps ; il faut que toutes les parties prenantes y trouvent leur compte dans le développement de l’entreprise et que l’entreprise consulte régulièrement les parties prenantes dans ses choix stratégiques.
2 décembre 2022 , 15:10
Puisqu'on a supprimé mon commentaire, j'en remets un. J'ai beaucoup appris merci !